Quand, le 17 décembre 2010, le jeune marchand ambulant Mohamed Bouazizi s’immole par le feu, c’est toute une région qui s’enflamme, provoquant la chute de dictateurs que l’on pensait indéboulonnables, phénomène prestement baptisé « printemps arabe » par le journaliste Marc Lynch. Quoique l’effet domino soit indéniable, les révoltes diffèrent selon qu’il s’agisse de monarchies non pétrolières (Maroc, Jordanie où la légitimité du souverain n’est pas remise en cause), des républiques héréditaires (Tunisie, Egypte, Libye, Yémen, Syrie) où les exigences vont au-delà des revendications économiques et sociales (« Dégage ! » étant le mot d’ordre), et enfin les riches monarchies de Golfe où, pour l’instant, le pouvoir possède les moyens d’acheter le silence de ses sujets à coup de pétrodollars et réformes superficielles. Comme les dictateurs déchus, les Emirs usent et abusent de l’adage du fikr (corpus de la pensée musulmane) selon lequel « 100 ans de tyrannie valent mieux qu’un jours de chaos ». Le fait qu’en arabe le mot nizam désigne à la fois « ordre » et « régime » illustre cette tendance à la soumission : la chute du régime serait synonyme de chaos, menace à laquelle on rajoute le spectre de l’islamisme, qui a permis aux dictateurs de se maintenir en place avec la bénédiction de l’Occident au mépris du droit des peuples. D’ailleurs, la charte fondatrice de la Ligue Arabe en 1945 protège la souveraineté des états et l’indépendance nationale, mais rien n’est prévu pour la perte de légitimité des régimes au regard de leur conduite intérieure.
Depuis les années 70, les dictateurs ont donc pu se prévaloir de cette menace fondamentaliste (« C’est nous ou eux ») pour gouverner d’une main de fer, sans trop de pression de la part des démocraties occidentales.
C’est d’ailleurs des chancelleries occidentales que vient cette expression « d’hiver islamiste » pour qualifier le résultat des urnes après les révoltes de 2011. C’est malheureusement faire un amalgame rapide et dangereux, symptomatique du traumatisme post-11 Septembre car, nous le verrons plus loin, Al-Nahda en Tunisie, ou les Frères Musulmans en Egypte, n’ont rien à voir avec Al-Qaeda et Ben Laden, qui, rappelons-le au passage, ont été financés (3 milliards directement et 3 milliards via l’Arabie Saoudite) et armés (de 10 000 tonnes en 1983 à 65 000 en 87) par les Etats-Unis et le Royaume-Uni pour contrer l’invasion soviétique en Afghanistan en 1979.
En fait, les axes majeurs de la politique étrangère des USA n’ont pas changé depuis le Pacte de Bagdad en 1955 : contenir l’influence communiste dans la région, assurer la sécurité d’Israël, l’accès au pétrole, et la libre navigation stratégique (Canal de Suez). La doctrine Eisenhower (assistance militaire à tout état qui en fait la demande pour combattre le communisme) va fracturer le monde arabe en deux : un axe progressiste derrière le panarabisme de Gamal Abdel Nasser et un axe « modéré », c’est-à-dire aux ordres de Washington, emmené par Riyad. Le Liban, le Yémen, l’Iraq, l’Iran, et surtout la Palestine, deviennent le champ de bataille de cette guerre froide par procuration qui fait s’affronter les gouvernements arabes entre eux. Mais la rue arabe, elle, muselée par la censure, l’état d’urgence, les services de sécurité, parle d’une seule voix et soutient la cause palestinienne. Leurs dirigeants, eux, malgré la rhétorique, s’arrangent de façon pragmatique avec l’idéologie et coopèrent avec Israël et la CIA. Leur seul but est de se maintenir au pouvoir, voire transmettre les clés du régime à leur progéniture à coup d’élections truquées. L’impérialisme occidental, soucieux de ses intérêts, voit dans ces marionnettes qu’il manipule à sa guise un gage de stabilité bien plus commode qu’une démocratie capricieuse. (Les seuls élus issus de suffrages démocratiques en Iran en 1951 et en Algérie en 1991 ont été renversés avec l’appui de l’Occident. De même, pas de dialogue avec le Hamas en Palestine ou le Hezbollah au Liban, pourtant les seuls passés par le suffrage universel !)
En gros, le message est clair : la démocratie, d’accord, mais seulement celle qui nous plait. Pour ce qui est des fonctions vitales de tout gouvernement normalement sanctionné sur la base de ses résultats (éducation, santé, services sociaux, prospérité économique), ce n’est pas à l’ordre du jour. Lorsque Bouazizi s’immole, il ne demande pas que l’on reconnaisse son droit à une démocratie participative. Il n’aspire pas non plus à un état islamique. C’est le geste désespéré d’un homme qui lutte pour vivoter au sein d’une économie parallèle, qui est victime de la corruption et de la persécution des agents de police qui lui ont confisqué ses outils de travail. Son seul combat est de mettre fin à l’humiliation permanente qui rythme sa vie. Et de Tunis au Caire, du Yémen à Bahreïn, c’est sur ce terrain-là qu’il va faire école. Le réveil arabe, c’est avant tout une lutte pour la fin d’une double humiliation, celle imposée par des dictateurs, eux-mêmes avilis sur le plan international. Personne ne pouvait deviner que ces manifestations pacifiques réprimées dans le sang entraineraient en quelques semaines la chute des tyrans dont l’instrument de domination était la peur. S’il ne fallait retenir qu’une seule leçon des printemps du Moyen-Orient, c’est la fin de « l’exception arabe », formule consacrée qui voulait nous faire croire que les peuples arabes étaient trop soumis pour se révolter. Tandis que l’Asie, l’Afrique et l’Amérique Latine connaissent des progrès sensibles en matière de démocratisation, le monde arabe semblait en être coupé.
Les peuples arabes restent à quai par deux fois. Au moment de la décolonisation, on aurait pu imaginer que la lutte pour se libérer des colons s’accompagnerait d’un système qui aurait mis la liberté au centre des ambitions. Au lieu de cela, les élites européennes ont été remplacées par des élites locales qui se sont approprié l’appareil répressif existant, et ont gardé la mainmise sur les ressources économiques. La lutte pour l’indépendance, dans ces sociétés patriarcales, se focalise autour d’un leader charismatique, mais il n’existe aucune institution de transfert du pouvoir, sinon la mort, ou le coup d’état.
Deuxième rendez-vous historique manqué : les années 90, tandis que tombe le mur de Berlin et que de nombreux Etats se libèrent du joug soviétique. Dans le tiers monde, la fin de l’ère bipolaire enlève à certains pays leur importance géostratégique, et les Etats-Unis sont moins enclins à soutenir des dictatures pour faire rempart au communisme. Mais le vent de réforme ne soufflera pas sur les rives sud de la Méditerranée et celles du Golfe Persique. Au contraire, les dictateurs resserrent l’étreinte qui étouffe toute velléité de contestation. Les partis d’opposition sont inexistants ou derrière les barreaux. Le seul espace de rassemblement qui semble intouchable est la mosquée. Face aux autocrates qui vivent en autarcie, préoccupés par l’enrichissement personnel et coupés de la réalité, sourds à l’opinion publique, c’est à l’ombre des minarets que fleurissent les germes de la révolte. On peut interdire les discours communistes, Wafdistes, les syndicats, les unions universitaires, mais pas le prêche du vendredi.
Et la mosquée, avant de d’aventurer sur le terrain politique, est d’abord le refuge des pauvres, celui où ils trouvent ce que l’Etat devrait leur fournir s’il n’était aussi corrompu : l’alphabétisation, des soins médicaux quasi-gratuits, des systèmes de transports, une solution de logement et de travail face à un exode rural galopant. Au-delà de l’aspect spirituel, c’est aussi une source de réconfort moral et financier.
Dès lors, face aux besoins, les mosquées ahli (privées) sont en pleine expansion. Déjà en 1981 en Egypte le ministère des Affaires Religieuses (al Awqaf) avoue ne contrôler que 6000 des 46000 mosquées, pour seulement 3000 imams officiels. En trente ans ces chiffres vont croître de façon exponentielle, permettant aux Frères Musulmans de se constituer un réseau sans égal.
Quel que soit le pays, les islamistes n’ont jamais été à l’origine des soulèvements, et ils ne s’y sont joints que tardivement. Mais en l’absence de toute opposition organisée, ils deviennent le recours naturel : on connait leurs apports sur le plan social, ils n’ont pas pris part à la corruption des anciens régimes, ils ont une position claire vis-à-vis d’Israël qui reflète celle du peuple, ils sont organisés, et pour beaucoup ils représentent le seul système autochtone, tous les autres (démocratie, fascisme, communisme) faisant partie d’un spectre de valeurs étrangères rejetées par les masses. Il n’est donc pas surprenant que tous ces éléments aient joué en leur faveur lors des premières élections libres. Ce n’est en aucun cas un chèque en blanc : la rue a vaincu la peur et compris qu’à partir d’une certaine masse critique, elle peut faire basculer un gouvernement. Renverser un tyran prend quelques semaines, rebâtir l’économie, fournir de l’emploi aux jeunes qui représentent 60% de la population est en revanche un challenge que devront relever les nouveaux dirigeants, islamistes ou non. Ce n’est que le premier chapitre. Personne, nulle part, ne réclame le modèle iranien. L’islam politique à la Turque, respectant les institutions démocratiques, est une piste intéressante. Chaque pays, en fonction de ses diversités ethniques, tribales, religieuses, devra se définir de façon « positive », c’est-à-dire non pas par rapport à ce à quoi il s’oppose, mais en fonction de son potentiel propre. Ce qui va changer, c’est que pour une fois, il devra être en phase avec l’opinion, ce qui risque de bouleverser l’équilibre des puissances régionales, un point que nous discuterons ailleurs. Ce qui est passionnant à observer, c’est que la démocratie (au sens étymologique du terme, la gouvernance par le peuple) au Moyen-Orient est en train de naître sous nos yeux. Alors, oui, pour l’instant le printemps est vert, couleur de l’islam. Il est trop tôt pour dire les tons qu’il prendra, vers le libéralisme, ou une nouvelle forme de panarabisme, mais cette fois-ci, ce sont les peuples qui choisiront leur destinée. Il n’y a aucune raison d’en avoir peur, mais l’occident devra s’en accommoder. Quant à en juger, le leader chinois Zhou Enlai répondait à Nixon en 1972 qui lui demandait ce qu’il pensait des conséquences de la Révolution Française : « C’est bien trop tôt pour le dire ! »